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RETOUR À NOUZONVILLE LE 19 JANVIER 2019

Les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont assisté à une représentation de la pièce de théâtre documentaire « la Formule du bonheur », l’histoire d’un pillage d’usine par un fonds d’investissement américain.
En ce samedi froid et pluvieux, nous arrivons à Nouzonville, dans les Ardennes, à 17 h 15. Les rues sont vides et nous craignons de nous être trompés d’heure. Mais non, le centre culturel de la grand-place affiche bien « la Formule du bonheur », de Rainer Sievert à 18 h 00.
Nous allons revoir la friche industrielle de l'usine Thomé - Génot, personnage principal de la pièce de théâtre que nous avons tenu à redécouvrir sur le lieu même du drame. L’usine désaffectée depuis 2006 n’est plus que pierres et broussailles entremêlées sur les 19 000 m2 de terrain pollué à vendre pour 500 000 euros, en plein centre-ville. En attendant l'ouverture du centre culturel, nous nous réchauffons avec une bonne Thermos de café dans la voiture. Puis, nous emboîterons le pas des premiers spectateurs arrivés et la salle de plus de 200 places sera pleine avec l’appréhension partagée de revivre l'histoire d'une usine de fabrication de pôles d’alternateur pour voiture pillée par un fonds d’investissement venu des États-Unis.
Cette usine de la vallée de la Meuse plus que centenaire était mondialement connue pour cet équipement soumis à de fortes contraintes, qui, en tournant à très haute vitesse, fournit l'électricité dans les véhicules automobiles. Renault et Ford ont été parmi les clients de cette usine. Lorsque les ouvriers se mettent en grève en 2006, après que les patrons voyous se sont approprié les savoir-faire des travailleurs et les technologies mises au point par les ingénieurs de l'entreprise, Marcel Trillat, ancien journaliste de télévision, est sur place pour un documentaire auquel nous sommes associés. Les forces de l'ordre sont venues en renfort pour faire évacuer l'usine.
Ce documentaire basé sur de nombreux témoignages d’anciens ouvriers, diffusé le 4 octobre 2007 sur France 2 sous le titre « Silence dans la vallée », a également bénéficié de la parole du propriétaire de cette entreprise familiale, François Dury. Celui-ci habite avec sa famille une belle demeure entourée d'un parc, à quelque 500 mètres de ce qu'il reste de leur ancienne usine. En 2019, il

continue chaque jour à être confronté au désastre d'une entreprise familiale ruinée par un fonds d'investissement, dont l'intervention a abouti à la mise au chômage de près de 340 ouvriers en 2006. Cette friche industrielle persiste comme un remords qui le ronge toujours autant.

Aussi a-t-il accepté de collaborer, quelques années plus tard, avec Rainer Sievert, auteur et acteur de théâtre allemand, dans la construction de « la Formule du bonheur » qui reconstitue avec une efficacité tout à la fois impertinente et pédagogique les rouages et les roueries d'une bourgeoisie locale acquise à la marchandisation et à la financiarisation des entreprises, et donc en phase avec une oligarchie nationale et mondialisée, mobilisée dans la défense de ses intérêts financiers.

Les difficultés économiques et la responsabilité morale auxquelles ont été confrontées François Dury et sa famille permettent aux spectateurs de vivre la violence des puissances d'argent par l’intermédiaires des banques, des agences de notation, des donneurs d’ordres et des comités d’audit, dans la marchandisation des entreprises industrielles du point de vue des propriétaires de l’entreprise, au-delà des témoignages des seuls ouvriers dont la dureté mais aussi la fierté du travail sont mises en scène dans une intensité bouleversante. Le travail de ce comédien allemand est remarquable d'exactitude, de sensibilité et de drôlerie, accompagné par Manuel Langevin dont les musiques soulignent, avec poésie et rock’n’roll, les points forts de la démonstration. Le troisième personnage sur scène, Wilfried Schick, peaufine avec humour les effets de cette mise en scène de Lionel Parlier surprenante et bienvenue.

Cette pièce de théâtre documentaire est jouée ce jour-là au plus près de ceux qui ont été les victimes de cette prédation, des ouvriers à François Dury en passant par le maire de Nouzonville et bien d’autres acteurs de ce vol au-delà des océans.

La salle est bouleversée, tout le monde se lève et la standing ovation vient redire à quel point le savoir collectivement partagé est aussi une forme de résistance. Se retrouver tous ensemble sur les lieux du crime, avec un commissaire venu de l’étranger, pour révéler une réalité qui dépasse la fiction avec les outils du théâtre, de la musique et de la poésie, a confirmé le bonheur de la formule dans la joie de comprendre l’incompréhensible.

La distance objective entre l’auteur de cette pièce qui ne connaissait même pas l’existence de Nouzonville et la réalité de la fermeture de Thomé-Génot a en effet permis de donner la place à la réflexion et à la compréhension de l’absurdité et de la dangerosité de l’ultralibéralisme.

 

« La Formule du bonheur » sera jouée au Théâtre du Soleil du 3 au 14 avril. Voici le site: https://www.theatre-du-soleil.fr/fr/agenda-2019/la-formule-du- bonheur-20...

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, sociologues

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Théâtrorama, le panorama du spectacle bien vivant

Dany Toubiana, le 21 octobre 2016.                                                             voir le site

La Formule du bonheur et la théorie de l’absurde de la mondialisation

La Formule du bonheur – En avril 2013, alors qu’il se trouve à Nouzonville – petite ville des Ardennes et ancienne capitale du fer – avec sa troupe pour répéter une pièce, le metteur en scène et comédien franco-allemand Rainer Sievert se promène dans la cité ouvrière. Il tombe alors sur une friche industrielle. Une « impression de vide, de non-sens » le frappe, « comme si tout s’était arrêté le jour même et que des ouvriers travaillaient encore sur place la veille ». Il ignorait alors qu’en se renseignant, il mettrait le doigt dans les rouages de la mondialisation.

De la réalité sociale à la scène de théâtre

Or donc, la friche de Nouzonville était une forge, une de ces usines à la direction paternaliste qui participa à l’industrialisation de la France et fonctionna jusqu’en 2004, en fabriquant des pièces d’acier inventées par des ingénieurs maison et utilisées pour toutes sortes de transport : TGV, voitures…Une niche de production qui permettait à l’entreprise de dégager des bénéfices, d’exporter dans le monde entier, d’employer 340 personnes et de faire vivre la région.

Sur un air de jazz, Rainer Sievert, avec le sourire en coin de celui qui va faire ou dire une bonne blague, nous raconte le désengagement des banques qui, du jour au lendemain vont lâcher l’entreprise, ce qui obligera le directeur surendetté qui avait hérité de l’usine créée par son père à la vendre pour un euro symbolique à des investisseurs étrangers. Le dégraissage peut commencer. Ouverture du capital, mise au placard du directeur historique, licenciement prévisible du personnel à plus ou moins long terme.

Vous voulez continuer à travailler ou pas ?

La démonstration se veut tout à fait pédagogique et se trouve parfois interrompue par une bande sonore magnifique qui fait revivre en parallèle les grandes heures de la forge avec ses halètements, ses grognements et ses soupirs. Tantôt conteur, tantôt professeur Tournesol de l’économie, entre improvisations et texte écrit, utilisant la baguette chère aux instituteurs de la IIIème République, usant de cartes et de chiffres, Rainer Sievert, les lunettes sur le bout du nez, pose les arguments les uns après les autres avec une fausse naïveté et beaucoup d’humour. Avec pour complices deux musiciens Manuel Langevin et Wilfried Schick qui assure aussi la régie du plateau, il virevolte et déroule un récit qui frise parfois l’absurde, accumulant les détails précis. Il ose des digressions qui mettent à jour les rouages d’une mondialisation qui se contente d’aligner des chiffres, permettant à des patrons voyous d’utiliser le système et de gagner toujours plus d’argent. Le dévoilement des trahisons multiples aux plus hauts sommets de la finance internationale a parfois des accents shakespeariens.

Au-delà du fait local, ici le théâtre devient chambre d’écho, l’acteur se fait passeur pour interroger et remettre en question tout le système de ce que l’on appelle par commodité la société de consommation. Ils s’appellent Mohamed, Larry ou François. Dans cette forge, ils risquaient leur vie à chaque mouvement, mais leur métier était une passion dont ils étaient fiers. Ici la souffrance ne s’affiche pas, disent-ils, ça ne sert à rien. La formule du bonheur ? Un spectacle à recommander pour cause de salubrité publique.

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